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Petite histoire de la récupération

Petite histoire de la récupération

Dès l’origine de l’histoire, l’homme s’est plu à préserver les chefs-d’œuvre et à jeter au rebut ou à détruire les objets considérés comme ayant une valeur passagère et n’offrant plus d’intérêt après la disparition de la génération qui les avait façonnés. Mais, il y a toujours eu aussi une tendance à conserver malgré tout quelques-unes de ces babioles éphémères qui avaient participé plus ou moins étroitement à la vie quotidienne des grands-parents ou des ancêtres.

Les archéologues s’étonnent souvent de découvrir côte à côte, dans les tombes sumériennes ou égyptiennes, dans les ruines de Chine ou du Mexique, de l’Inde et de l’Anatolie, des œuvres d’art d’une grande beauté et des objets quelconques dont la provenance leur paraît étrange, et qu’ils déclarent originaires d’un lieu différent ou datant d’une autre époque. Ne peut-on imaginer qu’il s’agisse là d’un des premiers phénomènes de la récupération ?

Quoi qu’il en soit, sans vouloir tenter de retracer l’histoire des reliques profanes dans l’Antiquité, on peut constater que la littérature gréco-romaine n’est pas avare d’allusions aux marchands de vieilleries : sur l’Agora et le Forum, il y avait des étals qui préfigurent les « puces » et où l’on pouvait trouver aussi bien des frusques usagées que des statuettes de pacotille, des bricoles orientales ou des pots défectueux provenant du Céramique.

Si les seuls humoristes osent prétendre que le premier amateur de curiosités, le premier collectionneur de tous les temps fut Noé, inventeur du Muséum et du « Petit Buffon illustré », en revanche, le père de l’histoire, Hérodote, démontre abondamment que les Egyptiens furent les premiers collectionneurs systématiques et avisés. On gardait les objets ayant appartenu aux ancêtres, mais il arrivait aussi qu’on les échangeât ou qu’on les vendît. Le facétieux Grec, dont on connaît la rocambolesque histoire des voleurs apprentis brocanteurs qui voulaient détrousser le tombeau du pharaon Rhampsénit, assure que pour boucler les fins de mois difficiles, on n’hésitait pas à porter sur le marché de Thèbes le sarcophage du grand-père.

Ramasseurs d’épaves parce que marins, les Grecs furent chronologiquement les premiers à organiser le marché de la curiosité.

Mais il devait revenir aux romains de créer légalement l’atrium auctionarium, à proprement parler la salle des enchères, ancêtres de nos salles des ventes (cf. l’appellation anglaise auction room). Si Verrès volait froidement pour accroître son gigantesque bric-à-brac de vases et de statues, Lucullus allait sagement sur les marchés pour compléter son énorme collection d’uniformes qu’il louait à tous les théâtres de la capitale. Sénèque, lui, courait la campagne pour acheter des tables en tous genres.

L’une des meilleures anecdotes antiques est celle de cet Athénien qui prétendait posséder la lyre de Pâris et qui essaya de la vendre à Alexandre. Ce prince savait « chiner » ; il marchanda et finalement n’acheta pas cette pièce unique. Le faux en lyre se portait à l’époque bien plus que de nos jours celui en art nègre, en verrerie 1900 ou en téléphones à manivelle fabriqués d’hier en proche banlieue. Lucien de Samosate, le plus redoutable polémiste de l’Antiquité, daube sur les « antiquaires » qui vendent dix fois la lampe du philosophe Epictète ou même, sans rire, la lyre d’Orphée. En Provence, au lendemain de l’attribution du prix Nobel à Mistral, il n’y avait pas un brocanteur qui n’eût un exemplaire de la lampe à huile chaleyou du célèbre poète. Authentique, bien sûr.

C’est seulement vers le milieu du XIXe siècle que la « curiosité » s’est étendue au sauvetage permanent et organisé des objets usuels et familiers, sans valeur esthétique propre. La première manifestation officielle de cette conservation systématique des productions mineures, objet essentiel de la brocante, fut, en 1843, l’achat par l’Etat, à l’instigation du comte Duchâtel, des collections de du Sommerard et l’ouverture consécutive du musée de Cluny, antre des souvenirs de la vie quotidienne ancienne. En 1856, le legs Sauvageot au Louvre devait ranimer de plus belle le goût pour les « petites merveilles », objets divers allant de l’estampe au livre, des médailles aux lampes.

L’influence de cette mode remit en vogue l’Hôtel Drouot et entraîna la création en province de nombreux musées d’art folklorique, régional et artisanal. Dès lors tend à disparaître l’absurde division entre art et industrie, entre création pure et objet esthétique courant ; on retrouve l’esprit de la Renaissance et du Grand Siècle, où le peintre ne répugnait nullement à se faire décorateur ou même doreur. Après une éclipse de 1910 à 1945, cette conception de l’artiste-artisan, de l’ouvrier-artiste, reprend depuis quelques années une vigueur nouvelle. L’art moderne, voire l’art d’avant-garde, fonctionnel ou non, rétablit l’utile en le mêlant au beau. Nos nouveaux artistes ouvriers ne sont pas encore redevenus marchands, comme leurs prédécesseurs de la Renaissance italienne, qui tenaient souvent boutique ouverte, mais déjà certains marchands, non contents de peindre seulement pour restaurer, tendent à se faire artistes, naïfs ou non. Mais le naïf ne l’est souvent qu’aux yeux des autres.

La fin du XIXe siècle, mise à part l’invention de tous ces objets tarabiscotés et charmants qu’on vient fort habilement de remettre à la mode, vit le triomphe du faux. Le trompe-l’œil baroque réapparut, mais exagérément orné ; le métal imita le bois et le bois pris l’apparence du métal. Ces procédés de décorateur habile furent utilisés jusqu’au début du XXe siècle (le jeune Braque les connut dans son premier métier, et c’est par humour qu’il les transposa dans la nature morte cubiste, y tournant en dérision les « matières fausses » si appréciées des boutiquiers). Le Second Empire adore le « placage », et on crée plus tard le « simili » (cuir, bois, fer, etc.), la pâte de verre imite la céramique, le papier devient pseudo-vitrail, le gypse prend des allures de faïence ou de marbre ! Quant aux styles, jamais on ne fit autant de Louis XIX, de Louis XV, de Louis XVI, voire d’Empire, qu’entre 1860 et 1910.

C’est que le XIXe siècle a vu se concentrer à Paris, à Londres et à Vienne un public amateur, pas toujours éclairé, d’ancien qui a assuré un développement extraordinaire au marché de la curiosité. D’où l’essor des ventes publiques d’objets d’art. Pourtant experts et huissiers priseurs n’étaient pas nés de la veille.

Ils existaient déjà lorsque furent vendues, à Rome, les gigantesques collections hétéroclites de Pompée, après sa défaite de Pharsale. Dans les salles et sur les marchés romains, Antoine était un redoutable fouineur à qui Cléopâtre avait dû enseigner certaines pratiques orientales : il faisait baisser les enchères et payait, dit-on, quand il en avait le temps. Si l’on en croit Cicéron, les salles de ventes de l’époque n’avaient rien à envier aux nôtres pour les fortes cotes. Plus tard, on vit même les empereurs Caligula, Hadrien et Marc Aurèle, vendre les biens de l’Empire pour renflouer le trésor ou satisfaire leurs caprices. Hadrien notamment, précurseur génial des milliardaires américains, n’hésitait pas à acheter des monuments grecs entiers et à les faire remonter pierre par pierre dans les jardins de sa villa. Quant à la corporation des fripiers, ornement de notre Moyen Age, elle dut déjà se régaler et remplir ses entrepôts lorsque le général Pertinax vendit les uniformes des légions de Commode. A la mort de l’empereur Pertinax, qu’ils célébrèrent par des libations excessives, les gardes prétoriens organisèrent même la plus belle vente de l’histoire : ils mirent l’Empire à l’encan, mais celui à qui ils l’adjugèrent n’a pas laissé un grand nom dans l’histoire. Il s’appelait Didius Julianus. Si, selon Shakespeare, Richard offrait son royaume pour un cheval, il est probable que les prétoriens offrirent la pourpre en échange de quelques tournées de marsala et de monnaie de singe.

C’est que les « chineurs » de toutes les races circumméditérranéennes foisonnaient à Rome sous les portiques, au Forum, comme depuis des siècles à l’Agora d’Athènes entre les colonnades (aujourd’hui rajeunies « en faux » par les Américains) de la Stoa d’Attale. Tout cela n’avait pas plus de solennité, mis à part le dépaysement et le respect que nous suggèrent les noms chers à nos années scolaires, que les déballages des actuels marchés aux puces des portes de Paris, tant il est vrai qu’au même phénomène sociologique urbain répond toujours le même réflexe de la salvation et de la récupération de déchets. On ne sait pas si les « chiftirs » antiques avaient déjà un crochet pour fouiner dans les ordures ; on peut seulement dire que le préfet Poubelle a rendu un fier service à leurs descendants.

Dans les salles de ventes romaines, les panneaux signés de Zeuxis ou d’Appelle (et Pline se plaint déjà des faux) font de gros prix ; généraux et impératrices se battent à coups de millions de nos francs actuels. L’orfèvrerie utilitaire ou l’argenterie massive de même provenance atteint le prix de 20 000 à 30 000 francs le kilo, les bons poinçons valent aujourd’hui un peu plus cher, notamment les vraies aiguières louis-philippardes.

Au Moyen Age, entre deux guerres, on trouve à s’approvisionner en bibelots de prix et curiosités dans les « juiveries » (ghettos ouverts), chez les prêteurs sur gages qui conservent, comme plus tard « Ma Tante » : le Mont-de-Piété, les objets non remboursés. Ce sont ceux-là qui, afin d’écouler tout ce qu’on leur a donné en échange d’argent pour partir à la croisade ou en pèlerinage, ouvriront les premières échoppes de fripiers-brocanteurs et rechercheront les objets rares, précieux ou seulement curieux.

Ces marchands d’occasions deviennent de plus en plus nombreux. C’est en ces lieux de rassemblement des rebuts hétéroclites que se constitue l’importante corporation des marchands ambulants, colportant de village en village, achetant ici et revendant là. Ils sont à la fois fripiers et ferrailleurs.

Il semble bien qu’avant de faire l’objet de collections, de recherches esthétiques, la brocante et la ferraille soient nées de besoins humains très immédiats. Le « chand-habits » et le « chiftir » sont les premiers brocanteurs ; ils donnent ici quatre sous à de pauvres gens condamnés pour vivre à vendre une partie de leur vaisselle, leurs vieux vêtements, voire un meuble ; un peu plus loin, ils revendent ces mêmes objets à d’autres pauvres qui n’ont pas les moyens d’acheter du neuf. Et c’est ainsi que de jour en jour, au hasard des faveurs et des revers de la fortune, se sont formés des bric-à-brac hétéroclites dans les caves ou les greniers, et que parfois un héritier astucieux ou un marchand à l’œil averti ont pressenti que l’on pouvait tirer un bon parti d’un vieux cuvier de cuivre cabossé ou d’une lampe tarabiscotée.

La foire Saint-Germain, la foire du Lendit, la foire des Loges apparaissent comme les ancêtres de la Foire à la ferraille et des « puces ». La foire a disparu, mais les fripiers sont encore nombreux au quartier Saint-Germain-des-Prés.

Dès l’aube du XIIIe siècle, ambulants ou en boutique, les fripiers constituent vraiment la corporation originelle de la brocante et de la chine. Etienne Boileau les mentionne en son fameux Livre des Métiers et nous fait savoir que les règlements parisiens les autorisent à vendre à la criée dans la rue et à entrer dans les maisons pour proposer leur marchandise ou en acquérir.

Les ventes mobilières à l’encan, c’est-à-dire où le crieur entonne, chante l’enchère, se multiplient dès ce XIIIe siècle ; on y suit le mode romain. Le commissaire-priseur et l’estimateur n’apparaîtront que deux cents ans plus tard. A partir de 1540, le quai de la Mégisserie est couvert de boutiques et d’étals de brocante, et les huissiers priseurs, jurés priseurs, jurés crieurs y font volontiers des ventes aux enchères publiques. Seuls les métaux précieux et les pierres sont vendus en salle fermée par les soins d’un spécialiste, lapidaire ou joaillier, désigné par sa corporation : c’est le vrai début des commissaires-priseurs et des experts.

Tant et si bien qu’au XVe siècle, la corporation reçoit un statut dûment légalisé par le chancelier du royaume, le duc de Bourbon, descendant de saint Louis. Vingt-cinq ans plus tard, les statuts sont modifiés et améliorés par Louis XI. Les brocanteurs ont gardé aujourd’hui encore une grande reconnaissance envers la mémoire de ce roi qui semble les avoir comblés de façon étonnante. N’a-t-on pas prétendu qu’il leur achetait d’occasion les médailles de son chapeau et les cages destinées à ses prisonniers. L’allégation est plaisante mais dénuée de tout fondement. Toutefois il se peut que ce roi rusé et rapace ait aimé la conservation des objets anciens, lui qui, prince héritier, avait dû fuir Paris et la colère paternelle sans bagages et accompagné de quelques fidèles seulement. Ajoutons que Louis XI établit que l’apprenti paiera à la corporation, gérée par les maîtres, une cotisation de huit livres pour se voir conférer la maîtrise.

Un siècle plus tard, Brantôme suit ses « dames galantes » lorsqu’elles assistent avec un intérêt passionné à la vente du mobilier et des frusques d’un duc ou d’un comte mort couvert de dettes au jeu. Les princes de sang eux-mêmes ne répugnent pas à y aller disputer aux grands bourgeois des hardes de toutes sortes, du bougeoir d’argent aux pourpoints. On assure même que Catherine de Médicis y refaisait de la sorte son trousseau.

A côté de ces illustres et nobles acquéreurs, les badauds prennent bientôt l’habitude de voir figurer d’éminents et respectables professionnels, les grands personnages de la corporation parisienne des fripiers, inventeurs de la brocante commerciale. Les noms d’un certain nombre d’entre eux nous sont parvenus : les frères Noury, Lambert, Mauge, Talleau, Folleville, etc., figurent dans les procès-verbaux de vente. Henry Estienne a pu écrire à juste titre, en parlant d’eux, de leurs clients et des Italiens détrousseurs de trésors archéologiques romains : « Aujourd’hui, le monde est plein d’acheteurs d’antiquaille, aux dépens desquels maints trompeurs font grande chère » (Apologie pour Hérodote, chapitre III).

A cette spécialisation et à cette astuce croissante des marchands récupérateurs, ferrailleurs, brocanteurs, antiquaires, répond une spécialisation de plus en plus poussée des connaisseurs, des collectionneurs.

Sans doute peut-on dire sans exagération que c’est cet appétit des choses anciennes et les besoins de marché qu’il provoque qui sont parmi les causes premières des fouilles archéologiques, vraiment entreprises en Italie avec méthode tout à la fin du XVIIIe siècle. Les dessins de l’école Piranèse constituent le premier reportage archéologique, tandis que les constructions imaginaires des paysages du Lorrain avouent le rêve d’antique et de curiosité de l’ère baroque et classique.

Cependant, François Ier, Henri II, Charles IX et Louis XIII légifèrent sur le commerce de l’occasion.

Mais au Grand Siècle, les ordonnances de Colbert vont amener Louis XIV à imposer plus de sévérité encore dans l’exercice du commerce. On peut considérer que c’est à cette époque qu’a été créé l’ancêtre de l’actuel « carnet du brocanteur », où, par ordre du roi, le marchand d’occasion devait chaque jour noter le prix et la provenance des objets qu’il acquérait.

Voilà quelques années, une exposition des trésors du cabinet de Mazarin révéla tout l’intérêt porté par le XVIIe siècle aux petits objets anciens, et montra le rôle prépondérant joué par les grands personnages dans la recherche de l’antiquaille. Ce goût pour les objets anciens et la curiosité est fortement exprimé dans la nature morte hollandaise et flamande ainsi que dans le décor des grandes compositions à personnages de l’école baroque et des diverses branches européennes du caravagisme en particulier.

Autre phénomène important pour le marché de la curiosité et de l’occasion, le XVIIe voit apparaître les premiers « catalogues de collections », qui sont en fait de la publicité déguisée et mondaine en vue de ventes prochaines : on intrigue, on appâte le futur client. On sait que Vélasquez et ses élèves rédigèrent eux-mêmes le catalogue des collections royales espagnoles. Les érudits se sont penchés avec délices sur les commentaires qui révèlent en la personne du peintre de Philippe IV un critique fort lucide.

Les relations marchands-clients prennent une plus grande complexité.

Les collectionneurs connaisseurs se font les premiers écrivains de la curiosité artistique ; ils se livrent à des échanges entre eux, se muent en courtiers pour de grands personnages ou même se transforment en marchands non patentés. Marchands ou personnes privées, les amateurs de vieilles choses sont alors assez célèbres pour que La Bruyère leur fasse une place de choix dans ses Caractères avec les personnages de Diognète, l’amateur de médailles, et Démocède, l’amateur d’estampes.

A côté du vieux privilège de brocante-antiquaille des fripiers, on voit alors les merciers obtenir le droit de faire le commerce des objets d’art et de curiosité : on trouve la dentelle, les encadrements dorés et les tableaux sous leur enseigne.

Mais la vraie brocante moderne, la « chine », apparaît avec le développement d’une bande, d’une corporation non reconnue, mais tolérée, celle dite des « crieuses de vieux chapeaux », femmes redoutables et respectées du monde et du demi-monde, qui hantent toutes les ventes.

Le véritable brocanteur au sens actuel du terme et le nom même de brocanteur ne se rencontrent que dans la seconde moitié du XVIIe siècle : La Confession du Brocanteur […] est de 1776.

Ménage et Savary se sont vraiment dépensés pour trouver l’étymologie exacte de ce mot.

Ce qui est évident, c’est que l’apparition du brocanteur marque le déclin des merciers et fripiers proprement dits : on voit naître le mercier-brocanteur, le fripier-brocanteur. Mais tous, et même les terribles crieuses de chapeaux, subiront la loi de ce nouveau venu et ce sera la naissance du brocanteur-antiquaire, à la fois marchand et connaisseur en curiosité, passé maître dans l’art d’acheter à bon prix chez les particuliers et de contrôler les ventes publiques.

Désormais aussi, les artisans-artistes : peintres, doreurs, bronziers, etc., cesseront de tenir eux-mêmes boutiques pour vendre leurs œuvres, et céderont leur place sur les marchés au brocanteur qui leur servira d’intermédiaire auprès de la clientèle.

Le XVIIIe siècle fera du catalogue des ventes une institution hautement artistique ; les illustrations toujours ajoutées à la main sont très recherchées aujourd’hui par certains marchands et collectionneurs.

Autre perfectionnement technique qui contribuera à donner au marché de l’occasion et de la curiosité une physionomie proche de l’actuelle, les courtiers-estimateurs de Hollande et d’Angleterre, étudiés par Gersaint et son élève Basan, vont nous permettre de sortir des pratiques archaïques des jurés priseurs. Ceux-ci étaient régis par une charte, qui plaçait la corporation sous le patronage de saint Martin le Bouillant, que ne renièrent pas les conseillers commissaires du Parlement.

Ainsi naîtront les experts et les premiers marchands de tableaux vendant l’ancien, le neuf, les cadres, dont le plus illustre, l’organisateur de la profession, est ce fameux Gersaint, dont le commerce a été immortalisé par le chef-d’œuvre de Watteau. C’est à lui que revient le mérite de l’adaptation française des méthodes de ventes anglo-hollandaises et la création de ce qu’on peut appeler le code de déontologie de la profession de marchand expert, comme aussi la détermination de ses rapports avec les huissiers priseurs.

Mais c’est seulement avec l’édit de Turgot en 1776 que les « fripiers-brocanteurs » prennent définitivement cette appellation et qu’est faite la différence de régime entre les ambulants, admis à bénéficier de la liberté de commerce, et les « en boutique » soumis aux corporations rénovées.

Deux ans plus tard, en raison de dramatiques problèmes de concurrence qui s’étaient rapidement posés, il est fait défense aux ambulants de vendre en boutique ou même à leur domicile et d’avoir des employés étrangers à leur propre famille. C’est vraisemblablement de cette époque que date la longue différenciation entre antiquaire et brocanteur, dont on a dit qu’elle tendait aujourd’hui, de nouveau, à s’atténuer : en effet, c’est une loi de 1778 qui contraint les ambulants à ne vendre qu’au porte à porte ou sur les marchés.

Dès lors on pense aussi à protéger le client et à empêcher la vente ou revente des objets volés : le brocanteur doit noter avec précision l’état civil de ses vendeurs, la provenance des objets, ne pas acheter à des mineurs ni à des domestiques. S’il achète et revend un objet volé, il est tenu pour civilement responsable, passible d’amende et de poursuites judiciaires ultérieures.

Doit-on croire que les voleurs du XVIIIe siècle étaient de mauvais serruriers ou faut-il penser que les ferronniers défendaient fort bien leurs intérêts ? Toujours est-il que l’achat, la revente ou la restauration de clés d’occasion étaient rigoureusement interdits et la maréchaussée était particulièrement sévère sur ce chapitre.

Ainsi, pour la première fois, un texte légal associe étroitement le commerce de ferrailleur-récupérateur à celui de fripier-brocanteur.

La Révolution ne changera pas grand-chose à cette réglementation si ce n’est que la brocante verra son régime commercial libéralisé en 1791, comme beaucoup d’autres professions.

Il faudra attendre le règne de Napoléon III pour que survienne un événement majeur : l’Auvergnat Badel, chiffonnier-brocanteur à Paris, crée le premier syndicat réunissant les brocanteurs ambulants et les brocanteurs en boutique ou antiquaires-brocanteurs.

On se réunissait deux fois par mois dans un bistrot bal-musette, on y débattait des affaires tout en vidant un verre. Cela créait des liens professionnels, régularisait le marché des objets d’occasion.

Chiftirs, chineurs et ferrailleurs y vinrent bientôt aussi discuter : ce fut comme une Bourse de la brocante. Quelques années plus tard, ils décidèrent, eux aussi, de s’unir pour défendre leurs intérêts.

A la veille de la Révolution, le marché est organisé définitivement et ne changera plus guère jusqu’à nos jours.

On peut lire le reportage, très contemporain d’allure, des ventes d’alors par le fameux marchand expert Joullain.

On voit même un certain Thiéry publier un Guide de l’Amateur, qui est certes le lointain aïeul du présent Guide de la Brocante. Il y note, avec beaucoup d’impartialité et des commentaires de bonne valeur littéraire et esthétique, les qualités et les défauts des divers professionnels du Paris de l’époque.

Comme Joullain, il déplore les trafics des principaux marchands en boutique du Palais-Royal, qui déjà avaient eu l’astuce d’instituer des ententes pour contrôler les enchères à leur profit dans les grandes ventes. On avait créé une caisse commune pour « ravaler » les œuvres dont on montait artificiellement la cote et qui ne trouvaient pas preneur, et l’on ne se privait pas de faire passer en vente des choses tirées de son fonds commercial, neuves ou maquillées.

La Révolution ralentit le commerce de la curiosité ou plus exactement le transforme, dans son public et son objet.

Etape importante, on n’achète plus à prix d’or les objets d’art, mais on achète en bloc les biens nobles, mobiliers et immobiliers.

Et le circuit entre bourgeois huppés et aristocrates est rompu au bénéfice des profiteurs, des fournisseurs aux armées ou autres, qui sont alors les seuls détenteurs de fortune.

A vrai dire, la naissance authentique de nos modernes ventes par adjudications et de nos hôtels des ventes à Paris et en province date de cette époque.

C’est en effet pour vendre les biens de l’Eglise et des émigrés, déclarés bien nationaux, qu’on organise les grandes ventes publiques au profit du Trésor. On est ainsi amené à établir une législation nouvelle sur les ventes et les achats.

C’est à travers ces ventes domaniales et mobilières que le public populaire est pour la première fois attiré par la curiosité et le jeu des enchères. La Révolution a démocratisé aussi le collectionneur : elle est à l’origine de la large clientèle actuelle de la brocante et de l’antiquaille.

La clientèle élégante ne reviendra qu’avec Thermidor et plus largement sous la Restauration, le Consulat et l’Empire.

La passation de la collection existe dans l’entourage du Premier Consul : aussi n’est-il pas étonnant que ce soit Bonaparte qui, en 1801, crée par une loi la Compagnie des commissaires priseurs de Paris et fixe le nombre de ses membres à quatre-vingts, nombre qui n’a guère varié depuis.
Les compagnies de commissaires priseurs des diverses grandes villes de province se constitueront dans le cours du XIXe siècle en modelant leurs statuts sur ceux de leurs confrères parisiens.

Sous l’Empire, on voit triompher le goût de l’antiquaille égyptienne. On relit Les Ruines, le chef-d’œuvre de Volney : chacun se prend pour un petit Champollion et tous les mémoires sur la campagne d’Egypte font le bonheur des libraires et du Journal des Savants.

Cependant, l’image actuelle du marché se forme à la grande époque romantique.

Le collectionneur d’objets d’art et le bibliophile moderne apparaissent lorsque, au lendemain de la révolution de 1830, quelques aristocrates apeurés ou ruinés jettent brutalement sur le marché des quantités considérables de pièces en vendant tout ou partie de leurs grandes collections.

Ce ne fut qu’en pleine fin de siècle, en pleine Belle Epoque, à deux pas du boulevard Richard-Lenoir, siège de la Foire à la ferraille, sur le zinc du fameux bistrot Le Tambour de la Bastille, que les deux syndicats, celui des brocanteurs en boutique et celui des chineurs, décidèrent de s’unir après des explications de votes égayées de nom d’oiseaux et de colères retentissantes.

Il n’est pas indifférent de souligner que les Auvergnats étaient alors largement majoritaires dans les deux spécialités de la corporation. C’est pour cette raison que le journal L’Auvergnat de Paris constitue un des premiers supports d’annonces d’affaires pour les brocanteurs et leurs clients, et que cette publication fournit toujours son directeur comme président d’honneur au Syndicat des brocanteurs et chineurs.

C’est seulement depuis les années 1910-1920 qu’une forte immigration commerciale a vu la fortune et l’originalité de la profession s’accroître de marchands venus d’Europe centrale et qui parfois, le soir, donnent à Saint-Ouen un peu l’allure des antiques marchés de Samarkande, de l’Arabie ou de la Judée.

L’esprit oriental et l’esprit auvergnat font somme toute bon ménage dans cette activité d’astucieuse récupération et de remise en circuit des objets les plus anodins, les plus désuets et les plus pauvres.

La naissance des « puces » de Paris

A l’époque de cette modification sociologique dans le monde de la brocante, intervient un autre événement non moins important pour le développement du marché : la création des « puces » de Paris.

Les « puces », ce fut d’abord à la fin du siècle dernier un terrain vague situé porte de Clignancourt derrière les casernes du boulevard Ney. On y vendait à la sauvette.

Au lendemain de la guerre de 14, on toléra, puis régularisa une habitude devenue droit coutumier.

Des gens plus nombreux vinrent proposer au public des objets de rebut ; on établit une réglementation du marché et on décida que la chose ne pourrait avoir lieu que le samedi et le dimanche ; on interdit en même temps d’exposer des objets sur les étals le soir.

Il n’y avait donc pas cet aspect sédentaire de foires anciennes, des « puces » actuelles ou de la Foire à la ferraille.

C’est ce caractère hâtif des gens déballant leurs marchandises le matin ou le soir, et surtout du mobilier vieilli, de la literie, qui amena le nom de « puces ».

Cet exemple fut suivi en banlieue et bientôt en province, et c’est ainsi que, à leur façon, nos actuels marchés aux puces ont remplacé pour leur partie fripière-brocanteuse les anciennes foires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans le langage populaire, on disait encore souvent « foire aux puces » plutôt que « marchés » vers 1925-1930.

Désormais la brocante, les « puces » et l’antiquaille connaîtront un marché animé qui ne se démentira jamais plus, sauf pendant la période la plus noire de la guerre de 1914, mais c’est au lendemain de celle-ci que Saint-Ouen se développera, et en 1942-1943 (et dès 1939-1940) on verra les dépouilles opimes de l’exode entrer sur le marché pucier, en attendant que 1945 y amène les trophées guerriers.

Dans la brocante, les objets et les sentiments qui les ont inspirés doivent être morts depuis longtemps pour renaître et se voir utilisés et valorisés dans un contexte différent de celui de l’époque qui les a créés. Il n’est jamais bon de susciter une mode si elle doit rouvrir des blessures encore mal fermées.

Les véritables grands objets de brocante ont dû d’abord vivre leur purgatoire dans des années de silence et de mépris. Les dépouilles, opimes ou non, de l’Empire ne commencèrent d’être exorcisées de leur contenu sentimental direct qu’en 1870, et celles de la Commune ne cessèrent d’être brûlantes de souffrances qu’après 1914. Le regard esthétique ne peut encore porter sur les souvenirs des héros de Verdun ; l’histoire plus récente est donc encore loin d’être une cendre froide.

Extrait de Jean Cathelin et Gabrielle Gray, Guide de la Brocante et des Puces à Paris et en Province, Hachette, 1967.

Commentaire (1)

  1. leconte agnes

    BONJOUR
    MERCI . J’AI LU AVEC PLAISIR.ET CORRESPONDT A CE QUE
    JE CHERCHAIS.
    CORDIALEMENT

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